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Esfir,

l'Épine

Sujet A9

Elle n’a aucun souvenir de son passé, de son identité, de sa famille. En avait-elle déjà eu une, au moins ? Avait-elle connu les bras aimants d’une mère affectueuse, la dévotion d’un père attendrit devant sa fille, les chamailleries d’une fratrie bruyante ? Avait-elle déjà connu la chaleur d’un foyer ? Est-ce qu'elle manquait à quelqu'un ? Est-ce que des gens pensaient à elle, tard le soir, en se demandant où elle était ? C'est comme si elle était née hier. Son corps est celui d'une adolescente, son esprit, lui, est dénué d'empreinte. Elle n'a aucune blessure, aucun souvenir, même lointain, aucune image, aucune odeur, aucun prénom. Sauf le sien. Esfir. Lors de son arrivée au Bloc, elle ne s'en souvenait pas. Les lettres de son prénom n'ont fait leur apparition dans son esprit que le lendemain, sans trop savoir comment ni pourquoi. Comme pour tous les autres blocards, la seule chose que son cerveau avait bien voulu lui rendre était son propre prénom. Mais rien d'autre, depuis, n'était remonté à la surface de ses souvenirs brumeux. Rien. Pas le moindre soupçon de mémoire. Pas la moindre idée venant du passé. Elle n'était qu'une page blanche de plus, prisonnière entre ces quatre murs, condamnée à l'errance psychologique.

Les premiers jours, l'adaptation à ce milieu d'hommes avait été quelque peu difficile. Gally considérait que cette présence féminine n'était qu'un fardeau de plus pour les blocards et que c'était probablement une punition de la part des Créateurs pour on ne savait quelle raison. Mais s'il était vrai qu'elle n'était en rien douée pour s'occuper des champs ou pour concurrencer Poêle-à-frire dans sa cuisine, ses jambes avaient fait plus amples prouesses. Fine, élancée, d'une musculature souple, la brune avait révélé ses aptitudes après une énième dispute avec Gally. Véritable oiseau de mauvaise augure, le blond ne se privait pas de remarques désobligeantes à son égard, allant même jusqu'à se moquer d'elle devant tous les autres blocards, en rappelant d'un air victorieux combien elle avait été apeurée en arrivant, au point de fondre en larmes et de refuser de sortir de la Boite. Newt et Alby avaient dû alors parlementer pendant des heures pour la convaincre de rejoindre le Bloc avec eux. Piquée au vif et se sentant humiliée, Esfir avait pris le temps de gifler le Bâtisseur avant de partie en courant vers la foret, avec l'envie irrépressible de se dissoudre et de disparaitre sur le champs. Cette nuit là, en entendant les cris stridents qui rugissaient dans le Labyrinthe, elle aurait préféré se faire ronger la chair par mille Griffeurs plutôt que de passer une minute de plus dans ce camp. Heureusement, elle y passait de moins en moins de temps. Du moins, elle  n'avait plus tellement l'occasion d'entendre la voix railleuse de Gally. Et que pouvait-il dire maintenant qu'elle était Coureuse ?

Minho n'avait pas réussi à la rattraper lorsqu'elle s'était enfui vers la clairière. Il ne savait pas si c'était de colère ou de honte, mais Esfir avait disparu de son champs de vision en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire.

— On trouvera une sortie, crois-moi Minho. J'en suis certaine.

Lui disait-elle souvent, en essayant de le motiver pour qu'il ne perde pas espoir. Et peut-être aussi, pour se convaincre elle-même qu'elle n'était pas condamnée à arpenter ces murs infiniment grands jusqu'à la fin de sa vie. C'était presque idiot, dans le fond. Qui sait ce qui l'attend au dehors ? Deux ans que les premiers Blocards avaient atterri ici. Deux ans qu'ils parcouraient le Labyrinthe en essayant d'en sortir. Deux ans que chaque nuit, les Créateurs modifiaient la structure du Labyrinthe pour les en empêcher. Parfois, elle se sentait portée par une rage inhumaine, si bien qu'elle avait la volonté de foncer tête baissée contre les parois du Bloc en espérant qu'elles se fissurent. Et parfois, elle était accablée par une défaite qui semblait inévitable, pensant que jamais, elle ne sortirait de cet enfer titanesque.

« — Je vous le dis, on ne devrait pas lui faire confiance. On ne sait rien d'elle. Ça ne fait même pas un mois qu'elle est là, elle ne sait rien faire de ses dix doigts et on la laisse sortir du Labyrinthe avec Minho? C'est insensé. Minho, pourquoi tu acceptes qu'elle t'accompagne? Et si c'était une traite, si elle était ici pour nous tuer?

Gally vociférait quelques insultes au profit de la demoiselle qui laçait ses chaussures de course dans un coin du campement tout en feignant une indifférence qui ne laissait rien paraitre du feu tourbillonnant de colère qui empourprait ses pensées désordonnées et fumeuses, sans trop savoir d'où elle sortait cette force stoïque de maintient et de sérénité palpable. Elle avait pourtant une folle envie de le remettre à sa place, de lui lancer une réplique bien cinglante qui lui ferait fermer son clapet pour au moins une bonne semaine. Mais plutôt que d'envenimer les choses, la brune serra d'un coup sec les lacets de sa chaussure gauche puis se leva d'un bond furieux afin d'attraper les deux couteaux qui lui étaient réservés, qu'elle accrocha alors aussitôt à la lanière marron qui recouvrait le bombé de sa poitrine dissimulée sous un pull beige, le même qu'elle portait le jour de son arrivée au bloc. Depuis combien de jours était-elle ici, d'ailleurs? Les jours se succédaient et elle avait déjà perdu le fil.

— Et en plus, on lui donne des armes? Et si elle attaque Minho pendant qu'il court? Non mais est-ce que je suis le seul à avoir les pieds sur Terre ici?!

D'abord, il y eut le silence. Ce fut la seule réponse des Blocards attablés qui s'occupaient comme ils pouvaient pour fuir cette conversation belliqueuse, certains grattaient l'arrière de leurs oreilles comme pour chasser l'épineux problème qui se profilait devant eux, d'autres continuaient la sculpture d'une hasardeuse forme sur la table en bois où les Cuistots travaillaient d'ordinaire pour préparer les repas, tandis que certains contemplaient le vide sinueux de la terre, à la recherche d'une quelconque justification qui pourraient contrer les reproches de Gally, ou au contraire, qui réfléchissaient au sens porté par ses mots. Et si le jeune homme réussissait à les convaincre de sa culpabilité ? Que feraient-ils d'elle ? Est-ce qu'ils la livreraient aux Griffeurs pour s'en débarrasser ?

— La ferme, Gally. On est tous dans le même bateau. Fous-lui la paix.

Après les mots de Thomas, un vent de surprise terrible souffla entre les quelques personnes attablées qui avaient assisté à la scène en silence, sans trop oser hausser le ton face à Gally et ses muscles facilement irritables. Et bien que Newt était beaucoup plus gringalet que lui, ce dernier réprima une expression de stupeur et de rancoeur avant de se lever de son point d'appui pour s'éloigner en traversant le camp à toute vitesse, comme alarmé par la perte de contrôle qu'il y avait eu. Est-ce que cette division au sein du camp était réellement nécessaire? Esfir pensait que non. Ses yeux suivirent vaguement la silhouette massive de Gally tout en pressant ses lèvres l'une contre l'autre dans une émotion de regret, presque affligée de cette rancoeur qu'elle ne comprenait pas. Pourquoi diable ce garçon nourrissait une telle haine contre elle? En remerciant le boiteux d'un sourire aimable, elle cligna plusieurs fois des paupières avant de se détourner à son tour, se dirigeant vers les gigantesques portes entrouvertes du labyrinthe tortueux et si changeant. Elle allait le prouver. À Gally, à tous, à elle-même, qu'elle en était capable. Elle allait repousser les limites de son corps, déjà épuisé et douloureux, elle allait repousser les limites de son esprit corrompu par la perte de mémoire, elle allait trouver un moyen de sortir avant que l'enfermement ne l'emporte dans la folie et le désespoir. Avant de tous les sauver, c'est elle-même qu'elle devait sauver. Car ce qu'elle redoutait le plus, c'est qu'un jour, les larges portes du Labyrinthe ne grincent pas au crépuscule, et que les Griffeurs s'infiltrent à l'intérieur du Bloc pour les attaquer. Personne n'y survivrait. Personne. Elle ne se souvenait de rien, pas même du jour où elle était née. Elle ne se souvenait pas du visage de ses parents, de l'endroit où elle vivait, tout avait été effacé de sa mémoire, sa vie volée, son identité oubliée, son passé chassé. Mais une chose subsistait en elle, et lui donnait suffisamment de hargne pour continuer : son envie délirante de vivre. »

« — Tu sais, Minho, je me sens bizarre en ce moment. Ça fait drôle d'éprouver le mal du pays alors qu'on ne se rappelle même pas d'où on vient. Mais je ne supporte plus d'être ici. Je voudrais rentrer chez moi. Où que ce soit, quelle que soit ma famille. Je voudrais me souvenir. »

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